Jean-Michel Barrault : ma rencontre et ma longue amitié avec Bernard Moitessier

Jean-Michel Barrault nous a quittés à 96 ans. Nous lui rendons hommage en republiant cet article qu'il avait écrit pour la Lettre des Amis n°76 en 2015.

Passionné depuis l’enfance par la mer et la voile, je dévorais tous les récits des grands navigateurs et je rêvais de tour du monde. J’avais associé ma jeune épouse à cette passion. En 1958, nous venions d’acquérir, d’occasion, un sloop de 9,30 mètres et, journaliste, je collaborais au magazine Le Yacht.

C’est dans ses locaux qu’avait débarqué un grand gaillard au visage émacié, vêtu d’un costume fatigué : il s’appelait Bernard Moitessier et venait essayer de placer un article pour gagner quelques sous. J’avais été immédiatement fasciné par le personnage et le récit de ses aventures. Ce navigateur victime d’un naufrage, débarqué en Europe comme matelot sur un pétrolier, cet homme qui avait toujours vécu sous les tropiques, se trouvait en France sans argent, sans famille, sans métier, « chien perdu sans collier », comme il se définissait.

Je lui avais dit : « Viens à la maison ». Il avait trouvé chez nous un foyer, des rires d’enfants, une place à notre table aussi souvent qu’il le désirait. A l’écoute de ses récits, nous lui avions conseillé : « Ecris un livre ».  

Très vite, malgré la concurrence, Bernard avait décroché un travail de visiteur médical et, entre deux visites, il noircissait du papier dans le bistrot le plus proche. Le soir, nous lisions ses chapitres et découvrions un formidable écrivain naturel. « Un vagabond des mers du sud », publié par Flammarion, fut un grand succès et provoqua des sympathies spontanées. Bernard avait assez vite quitté Paris et ses brumes pour un Marseille ensoleillé. Il nous révélait alors une autre de ses qualités : sa capacité à rebondir, à terrasser la chance contraire, à provoquer des aides. Cela avait été le cas à l’île Maurice après la perte de sa jonque Marie-Thérèse, à Paris avec mon coup de main, et ensuite avec les plans gratuits offerts par Jean Knocker, très bon architecte naval amateur, et Fricaud, qui lui proposait de venir construire en acier, dans son atelier, son nouveau bateau.  

En trois ans, le naufragé était parvenu à écrire un très bon livre, à mettre en chantier un ketch en acier de douze mètres. Depuis qu’il s’était installé dans le midi, nous nous écrivions beaucoup. Il me tenait informé de la construction du futur Joshua.

Nous avions nous-mêmes fait mettre en chantier, en Hollande, un ketch de 12 m, en teck. Bernard désapprouvait ce choix traditionnaliste et m’écrivait :

« Balance par la fenêtre de ton cinquième étage ton secrétaire en marqueterie et ton classeur métallique et précipite-toi pour voir le résultat sur le trottoir avant que les flics arrivent. Tu seras convaincu de la supériorité de la construction métallique ».

Dans une de ses lettres, il ajoutait en post-scriptum : « Je me marie vendredi. Elle s’appelle Françoise, elle a trois enfants, comme vous ». C’est un peu comme si, en épousant Françoise, il avait reconstitué le foyer qu’il avait connu chez nous.

Ma connaissance intime de Moitessier s’illustre lorsque, le 17 mars 1969, un message étonne le monde :

« Je continue, toujours sans escale ». Sans autre information, je dicte un court article au journal L’Aurore que j’intitule : « Un gigantesque pied de nez ».

Nous avons continué à beaucoup nous écrire, à nous rencontrer à Paris lorsqu’il y passait. Une anecdote : Bernard est à Paris pour un bref séjour. Je lui demande de venir dîner et préviens ma femme qui est à son bureau. Elle rentre, achète un gâteau à la pâtisserie voisine, repart fait d’autres courses, puis croise le serveur de la pâtisserie qui lui dit avec un air bizarre : « Je vous ai apporté votre gâteau que vous aviez oublié. Votre invité est déjà arrivé ». Mon épouse trouve Bernard couché de tout son long sur le palier, pieds nus, la tête sur sa besace, qui lui explique : « Il ne faut jamais manquer une occasion de se reposer », ce qui a de quoi étonner dans un immeuble bourgeois du XVIème arrondissement. 

Nous nous sommes revus à Tahiti lorsque nous y avons fait escale pendant notre premier tour du monde, en banlieue parisienne pendant les dernières années de la vie de Bernard. Il vivait dans le bel appartement de sa compagne Véronique, et malgré la maladie qui le rongeait peu à peu, s’efforçait de mener à bien l’écriture de son dernier livre, « Tamata ou l’alliance » dont il m’adressait les chapitres les uns après les autres. 

Pour le héros de La Longue Route, il y eut encore de grands moments.

Les plus marquants furent sans doute le retour de Joshua à La Rochelle, et un voyage au Vietnam  dans le village de son enfance.

J’étais encore à son chevet, le 15 juin 1994, veille de sa mort. 

A la lumière de près de quarante ans d’une amitié fraternelle, de nombreuses conversations et d’une abondante correspondance, j’ai écrit en 2004, « Moitessier, le long sillage d’un homme libre » publié aux éditions du Seuil. Ce livre, paru également aux Etats-Unis et en Italie, se voulait à la fois un hommage, un témoignage, avec le désir de fournir quelques clés pour mieux comprendre une personnalité riche et complexe. Ce livre a été réédité par Arthaud en 2014.